Rencontre avec Marie-Odile Pruvost, médecin légiste

Cécile Admont (Présentes !), dans le cadre de notre livre Portraits de femmes, a rencontré le Docteur Marie-Odile Pruvost, médecin légiste.

Je vais peut-être vous laisser vous présenter, et puis nous dire comment on devient médecin légiste.

Eh bien, je suis le Docteur Pruvost Marie-Odile. Je suis arrivée sur le Boulonnais en 2013 : ça fait dix ans. Le 1er mars 2013… J’étais auparavant urgentiste à l’hôpital de Tourcoing. J’étais cheffe de service. On avait une unité de SMUR et puis le service des urgences, dans lequel on recevait aussi bien des adultes que des enfants.

Et puis, je m’épuisais un peu avec les gardes. On avait des gardes de vingt-quatre heures, les gardes de week-end. J’avais envie de changer d’orientation, de me former à autre chose, et j’aimais bien le droit. Je trouvais que la médecine légale était un bon compromis entre la médecine clinique, qui est la base des urgences, et la médecine légale, dans laquelle il y a du droit.

J’ai fait une formation, une capacité de médecine légale. J’ai continué à travailler aux urgences après ce diplôme parce qu’il n’y avait pas de poste de médecin légiste dans la région. Puis quand le service à Boulogne a été créé, j’ai postulé. C’est comme ça que j’ai été recrutée et que je suis arrivé sur Boulogne.

Alors, il y a pas forcément de médecin légiste partout ?

 Sur le Nord-Pas-de-Calais il existe trois unités médico-judiciaires (UMJ), dont notre service. Il y a une UMJ à Lille, une à Valenciennes et ici à Boulogne. Il y a une consultation de médecine légale, qui n’est pas une unité comme la nôtre, à l’hôpital de Dunkerque. Et il y a dans le Nord-Pas-de-Calais un IML (un institut médico-légal) dans lequel on réalise des autopsies. Ça, c’est un établissement sur la région Nord-Pas-de-Calais.

Dans la représentation collective, le médecin légiste, c’est « le médecin des morts » alors qu’en fait…

Non, c’est une toute petite partie de l’activité ! C’est vrai que quand je dis : « Je suis médecin légiste », [on me répond :] « Alors vous êtes toujours avec les morts, ça doit être triste ! ». Et finalement, non !

L’essentiel, en fait, c’est ce qu’on appelle la médecine légale du vivant. C’est la prise en charge, les examens des victimes de violence, toutes les violences : les violences dans la rue, quand on est agressé, toutes les violences intrafamiliales, donc les violences sur les enfants, la maltraitance et négligence, les violences conjugales.

Et puis dans la violence conjugale, on a toutes les violences physiques, les violences psychologiques, verbales, administratives… Et aussi les agressions sexuelles, chez les adultes et chez les enfants, les attouchements, les viols…

Ça, c’est toute la partie prise en charge des victimes. On a aussi la prise en charge des personnes qui sont en garde à vue dans les commissariats et gendarmeries. Ici, sur le Boulonnais, c’est nous qui nous en occupons.

Dans d’autres régions, ça peut être les médecins généralistes qui sont appelés pour faire ces examens. Mais ici, dans notre secteur, c’est nous qui nous en occupons. On est d’astreinte le soir, les nuits et les week-ends, pour assurer cette permanence. Et une permanence pour les victimes pour lesquelles il y a une enquête, une procédure en cours. Il nous arrive quelquefois de d’organiser des consultations le samedi matin ou dimanche matin.

J’imagine que c’est différent des urgences mais qu’en termes d’astreinte, ça doit quand même être éprouvant…

Oui, alors on a une astreinte de semaine chacun. On est cinq équivalents temps plein dans le service et on a chacun un soir de semaine et un week-end sur cinq.

Ce n’est pas une fatigue physique comme on peut la voir aux urgences, où on n’arrête pas de toute la journée, on est debout tout le temps, à courir partout. C’est plutôt une fatigue morale, parce que, voilà, il ne faut pas se tromper, il faut expliquer les choses.

Si on a des lésions, et puis qu’on nous rapporte comment les violences se sont passées, il faut qu’on puisse dire si c’est compatible ou pas compatible. Il y a quand même une responsabilité dans ce qu’on écrit et ce qu’on dit qui, après, va servir dans un procès ou une procédure judiciaire. Nos certificats vont être montrés aux mis en cause, aux avocats ou magistrats. Il faut donc faire attention à ce qu’on écrit. Est-ce qu’on se louvoie ? Et si on ne sait pas, il savoir dire : « Ecoutez, là, je peux pas me prononcer, je ne sais pas ».

Au quotidien, ça veut dire donc vous êtes basée ici…

Oui, à l’UMJ de Boulogne-sur-Mer, à côté de l’hôpital. On a aussi une activité qui dépend du tribunal judiciaire de Boulogne-sur-Mer et dont le secteur va de Calais jusqu’à Berck. Dans les terres, on va jusqu’à Marconne. Découlent de cela des consultations ici, sur Boulogne, sur Calais et puis au CHAM à Rang-du-Fliers et à Helfaut, puisqu’on est compétents en matière criminelle sur le tribunal judiciaire de Saint-Omer. On consulte sur les quatre hôpitaux du secteur.

Comme ça, instinctivement, j’ai envie dire « Vous n’êtes sûrement pas assez nombreux ».

Il nous manque un poste équivalent temps plein pour tourner. En fait, on s’occupe de tous les examens de gardés à vue et de toutes les urgences, par exemple s’il y avait un viol. Là, ça ne peut pas attendre le lendemain. Il faut faire l’examen tout de suite ! On est d’astreinte aussi pour ça et c’est vrai que ça nous fait faire beaucoup de kilomètres.

Hier, moi, j’étais d’astreinte, et j’étais de ce qu’on appelle d’extérieur. A vingt heures, je suis allée voir une petite fille qui était hospitalisée au CHAM pour des attouchements. On ne peut pas traîner, il faut y aller tout de suite.

Quand on est d’astreinte, ça fait des grandes distances, puisque notre secteur est quand même très étendu.

Vous intervenez sur réquisition judiciaire ou est-ce que ça peut être quelqu’un qui se présente ici ?

 On ne fait que des examens sur réquisition judiciaire, sauf pour les violences conjugales, où on permet aux personnes de venir même si elles n’ont pas déposé plainte. On a mis ça en place en 2015, deux ans après mon arrivée. Je trouvais que c’était dommage d’assujettir un examen, ici, dans le service, à un dépôt de plainte, comme on a une certaine compétence et une certaine expertise.

On sait que, dans le cas des violences conjugales, c’est parfois difficile de déposer plainte. Il y a parfois des dames qui jamais ne déposeront plainte. Elles partiront un moment, elles seront prises en charge par des associations, une psychologue, une juriste. On les aura accompagnées puis elles finiront par partir et ne déposeront jamais plainte. Et donc, dire qu’il il faut déposer plainte pour venir à l’UMJ, je trouvais ça dommage.

Dans ces circonstances-là, au regard de la difficulté à déposer plainte parfois, j’avais proposé au chef de service de l’époque d’ouvrir le service aux personnes, hommes et femmes – puisque on a essentiellement des femmes victimes de violences conjugales mais on a aussi quelques hommes – qui peuvent venir sans dépôt de plainte. On rédige un certificat médical, avec un examen clinique, on fixe une ITT (une incapacité totale de travail), comme si elles avaient déposé plainte. Après, ces personnes repartent avec leur certificat médical. Si elles sont encore avec leur conjoint, on leur propose de garder certificat médical et quand elles en ont besoin, elles viennent le chercher ou nous appellent.  Quelquefois, certaines dames me disent : « Vous pouvez les adresser à ma sœur » ou « Je suis prise en charge par l’accueil de jour ». On peut donc envoyer le certificat dans un endroit sécurisé.

Vous avez beaucoup de personnes qui vous sollicitent ?

Oui ! Essentiellement, ce sont des personnes qui nous sont envoyées par les associations de prise en charge, par l’accueil de jour et par l’hébergement d’urgence à Marquise. Comme on fait aussi des consultations à Calais, je travaille beaucoup avec l’accueil de jour La Parenthèse et puis avec Diane sur Berck.

Ou alors ce sont des associations, comme le CIDFF par exemple, qui envoient des personnes. Ça peut être aussi France victimes 62 qui me demande de voir des personnes pour rédiger un certificat médical.

J’ai aussi eu quelquefois des gens adressés par des médecins traitants. On avait fait il y a quelques années un document à l’attention des médecins généralistes du secteur, donnant des pistes pour repérer des petits signaux en fait qui permettraient de détecter qu’il y a des violences même si la personne ne le dit pas. J’ai eu quelques médecins généralistes qui ont envoyé des personnes qui les consultaient.

Il y a eu aussi quelques formations, quelques articles dans les journaux, donc, finalement, ça finit par se savoir. Et puis le bouche à oreille aussi…

C’est vrai qu’on a quand même pas mal de personnes, malheureusement !

Ça fait dix ans que vous êtes sur le territoire et que vous exercez cette activité-là de manière professionnelle.  Je ne sais pas si vous tenez des statistiques, mais comment voyez-vous l’évolution sur les dernières années ?

On en voit beaucoup, beaucoup plus. Je ne pense pas qu’il y ait plus de violences conjugales mais les femmes parlent plus facilement. Elles dénoncent. On a une augmentation de l’activité sur le nombre de personnes qui viennent pour violences conjugales. Je pense qu’il y a une meilleure prise en charge. Les femmes parlent plus et elles osent dénoncer des violences qu’elles n’osaient pas dénoncer auparavant. Il y a peut-être aussi une augmentation parce que je trouve qu’on vit dans une société de violence. Finalement, la médecine légale, c’est un peu un reflet de la société, c’est une médecine de la violence. Je trouve que la société est de plus en plus violente : les gens ne se parlent plus et se tapent dessus. La première réaction à un conflit ou un désaccord, c’est la violence, soit par la violence des mots soit par la violence physique.

Vous constatez plutôt une augmentation. Je me demandais aussi si vous voyez une différence de formes de violence entre les générations. Aujourd’hui, en 2023, entre une femme de soixante ans et une jeune fille, une adolescente, qu’est-ce qu’elles vivent comme violence ?

Je trouve plus de violences sexuelles chez les jeunes que chez les plus âgées. Les femmes âgées, on en voit très peu. Je pense qu’elles subissent ces violences, mais elles ne se plaignent pas, parce que « c’est comme ça ». Peut-être qu’elles ont vu leur mère victime de violence, qu’elles en ont subi. Peut-être que pour elles, le mariage, c’est ça, c’est les violences. Elles se plaignent très peu et on en voit très peu à la consultation.

J’ai eu quand même eu une femme de 75 ans qui avait été victime de violence tout le temps où elle avait vécu avec son mari. Puis là, il y avait eu des faits tellement violents qu’elle s’était dit : 

« Non mais c’est plus possible ! Il faut que ça s’arrête ! ».

Elle avait consulté dans le service, mais elle avait supporté quand même pendant quarante-cinquante ans ces violences.

Pour les jeunes, beaucoup souffrent de violences sexuelles : à l’école, lors des premières relations sexuelles, avec les premières relations amoureuses… Pour les ados et les jeunes adultes, je trouve davantage cette typologie-là de violence.

Et donc, sur la catégorie des jeunes, quand elles vous consultent, c’est que c’est trop tard  ? vous intervenez une fois que la violence a eu lieu ?

Oui, et puis, quelquefois, elles ont déjà subi plusieurs épisodes de violence pendant lesquels elles n’osent rien dire. Beaucoup disent : « Euh, non mais c’est une gifle comme ça en passant ! ». Il n’y a rien qui mérite que l’on gifle quelqu’un. Mais c’est banalisé ! Ces violences-là, qui semblent effectivement minimes et sans grandes conséquences, elles sont banalisées.

Et c’est quand on passe un cap supérieur, à des violences plus importantes que, finalement, elles consultent ou que leurs amis disent : « Non ce n’est pas normal quand même ! ». Mais il y a eu des faits de violence antérieurs, qu’elles estiment minimes, pas si graves que ça. Et, contemporaine de ces gifles, beaucoup d’insultes, de menaces, qui sont banalisées par les jeunes.

Vous avez un rôle de médecine légale. J’imagine qu’il y a aussi tout un accompagnement psychologique, verbal, où vous leur apportez des conseils…

C’est un peu pédagogique aussi, en leur disant qu’il y a rien qui mérite qu’on frappe quelqu’un, même une gifle. On peut quelquefois être en colère, se disputer, ne pas être d’accord, mais il n’y a pas de raison d’en venir aux mains. Moi je leur dis souvent que nos grands-mères se sont battues pour que, nous, on soit libres. On a l’impression qu’elles sont en train de régresser et de permettre des choses, qui finalement sont le terreau d’autres violences beaucoup plus importantes. Il y a des jeunes qui disent :

« Ah non, mais je ne peux pas… Oui c’est des gifles ou bien des insultes… Et puis je ne peux pas m’habiller comme je veux ! Si je mets une jupe, il dit que je suis une pute et qu’il ne faut pas que j’aille au lycée avec une jupe… »

Donc je leur demande si, elles, elle disent [à leurs petits amis] s’ils peuvent mettre tel pull ou telle chemise ou tel t-shirt :

« Bah non, parce que, sinon, il va être en colère ! ».

Et elles ne s’autorisent pas à dire :

« Je m’habille comme je veux quand je veux. Si je veux mettre une jupe pour aller au lycée, je mettrai une jupe ! ».

Est-ce que c’est à cause d’un problème éducatif ou pédagogique qu’elles ne disent pas :

« Je suis aussi une personne comme l’autre.Jj’ai le droit de m’habiller comme je veux ou de penser ce que je veux » ?  

« Et toi si tu lui dis si tu dis quelque chose ? 

– Non je ne veux pas, il va être méchant ou il va me frapper ! ».

Je trouve que les jeunes sont moins revendicatives. Elles ne s’autorisent plus à donner un avis et dire : 

« Mais non, moi, je ne suis pas d’accord avec ça ! J’ai aussi mon mot à dire ! J’ai aussi le droit, moi, de penser quelque chose ! J’existe ».

Sur cela, je vous rejoins. C’est pour ça que je vous parle de génération. Nos grands-mères ont été élevées dans une certaine culture patriarcale. Ce n’est pas si vieux que ça ! Dans les années soixante, le compte bancaire sans l’accord du mari, le droit de vote après la deuxième Guerre Mondiale. Et parfois, je trouve qu’on est dans une société où le flux d’infos est tellement rapide qu’on perd un peu cette notion de temps. Quand je pense aux femmes de ma famille, à ma grand-mère et tout ça, je suis obligée de me dire : « ne la juge pas avec l’œil d’aujourd’hui, mais remets en perspective la domination masculine de leur génération » […].

Il y a une génération de femmes qui se sont battues pour leur liberté, pour la contraception, pour le droit à l’avortement, pour pouvoir s’habiller comme elles ont envie, travailler si elles en ont envie, ne pas avoir des enfants si on n’en a pas envie, ou choisir le moment d’avoir des enfants… Et maintenant, on a l’impression qu’on est une société qui régresse sur ces acquis-là, où les femmes et les jeunes filles ne s’autorisent pas à avoir des projets ou certains métiers : elles ne s’autorisent pas à être ingénieures, ou autres métiers traditionnellement réservé aux hommes. Et finalement, alors que les filles réussissent mieux à l’école, qu’il y a une proportion de bachelières avec d’excellentes mentions, une excellente moyenne, on a l’impression que ça s’arrête, qu’elles ne s’autorisent pas à dire :

« Je suis capable de faire une grande école ou d’aller à la fac ou de faire tel métier ».

Je trouve, quand je discute avec les jeunes, qu’il y a une régression de nos acquis, de ce qu’elles pensent :

« Non, il ne faut pas, non il a décidé que…

– oui mais si toi, tu n’es n’est d’accord, tu peux peut-être dire non ! »

Pareil sur les relations sexuelles :

« Là il veut ça, alors je dis oui !

– Mais toi, qu’est-ce que t’en penses ? Est-ce que tu en avais envie ?

– Non, mais comme il a envie, je veux pas faire d’histoires… »

On pourrait se dire que ce sont les femmes plus âgées qui ont connu cette pression patriarcale, que c’est plus dans leur conviction ou leur manière de penser, parce qu’elles ont eu une éducation comme ça. Quand je vois ma mère, elle a été éduquée pour être une femme à la maison, une bonne épouse… A l’école ménagère pour apprendre à faire les repas, à coudre, à tricoter, à tenir une maison, mais pas éduquée pour faire un métier. Même si pendant un temps, elle a travaillé dans le secrétariat, au départ, elle a été éduquée pour être une bonne épouse. Des jeunes d’aujourd’hui, on n’attend pas certes qu’elles sachent tenir une maison, préparer un repas, mais on n’a pas cessé d’avoir cette notion de ce qu’on attendait des femmes. C’est curieux !

Vous pensez que c’est le rôle de la famille, que c’est le rôle de l’école ?

Je pense que c’est le rôle des familles et le rôle de l’école, de l’éducation. Il faudrait peut-être qu’à l’école, des associations interviennent sur l’égalité hommes-femmes. Là, on a l’impression qu’on est pas du tout dans l’égalité, mais dans une inégalité : on n’est pas du tout au même niveau ! Quand on voit ces comportements-là…

Votre expertise est très axée sur le corps. J’ai l’impression qu’on croit que, pour leur génération, elles connaissent mieux leur corps, mieux que nous, ou, encore une fois, que nos grands-mères, et on est surpris. Vous qui avez cette expertise du corps, je ne sais pas comment vous voyez cela…

Elles ne connaissent pas leur anatomie, ne savent pas nommer vulve, grandes lèvres, petites lèvres… Un vagin, elles ne savent pas en quoi ça consiste exactement, ce que c’est comme organe. Elles ne savent pas nommer les choses. Quelquefois, lors des examens gynécos, je leur parle de leurs règles, et elles ne savent pas la dernière fois [qu’elles les ont eues]. Je leur dis que si elles ne savent pas, elles peuvent le noter sur leur téléphone. Ça peut être important si on n’a pas de moyen de contraception et on a des relations sexuelles.

« Est-ce que vous avez un moyen de contraception ? 

– ça veut dire quoi ? »

 La pilule, un implant… Contraception, c’est quand même un mot du langage courant, ce n’est pas un mot médical, comme céphalées. Ce n’est pas réservé aux médecins ou à certains professionnels qui sont de ce domaine-là. Donc non, pas de moyen de contraception, pas de préservatifs ! Les préservatifs, je leur dis, ce n’est pas que pour éviter les maladies sexuellement transmissibles, c’est aussi pour éviter des grossesses.

« Comment vous quand vous faites pour le risque de grossesse ?

– Bah, on fait attention ! »

Mais faire attention, ce n’est pas une méthode de contraception fiable. D’autant plus si elles ne savent quand elles ont eu leurs règles pour la dernière fois. C’est impossible de faire attention et de dire « Je suis dans ma période d’ovulation ». Elles ne savent pas. Elles ne savent pas nommer les organes et ne savent pas à quoi ils servent, comment on fonctionne… Alors je pense qu’il y a peu de cours de biologie ou d’éducation sexuelles, ou alors on aborde plus ça en cours ni dans les collèges et lycées… Je ne sais pas.

Moi, j’ai fait un travail sur les la place des femmes dans le sport, je fais moi-même du sport. Sur la question des règles, on est en 2023 et j’entends encore des femmes, des hommes, des entraîneurs, des responsables d’assos, en parlant de filles en période prépubère, qui s’étonnent, qui regrettent ou bientôt qui leur reprochent d’avoir un corps qui change, d’avoir des périodes où elles sont moins bien, et qui sont capables de dire comme ça : « Ah, elle a pris cinq kilos ! L’année dernière, elle était super, et là, je la retrouve pas ! ». Et selon le lien qu’on a avec la personne, on ne peut pas toujours lui dire : « Non mais à ton avis, il n’y a pas quelque chose qui se passe ? ». Ça veut dire que c’est encore un tabou, qui n’est pas forcément en lien avec la catégorie sociale de la personne. On a des jeunes filles qui ne vont pas forcément prévenir par rapport à leurs règles, et dont les mamans ou les papas – parce que ce n’est pas forcément plus l’affaire de la maman – ne vont pas forcément fournir matériel et l’expliquer. Et, du coup, je crois qu’il y a la moitié des filles qui arrêtent le sport au moment de la puberté, à cause de ce risque : « Si ça m’arrive pendant la séance [de sport], comment je vais faire ? ».
C’est pour ça que je vous parle de cet aspect du corps. Est-ce que c’est au médecin de famille, est-ce que c’est aux parents, est-ce que c’est en fait à tout le monde [d’en parler] ?

Tout le monde a l’air de se dire que c’est le rôle d’un tel ou d’un tel. Et finalement, ça devient le rôle de personne. Normalement, ça devrait être plutôt au sein des familles, déjà, qu’il faudrait préparer les jeunes filles à ça. Et puis à l’école aussi : expliquer à tout le monde, puisque les garçons doivent aussi avoir cette connaissance, qu’on change, qu’ils changent aussi, d’avoir cette information-là.

Est-ce que c’est devenu tabou dans l’Education Nationale ? Ou alors on n’en parle plus parce qu’on se dit que les jeunes trouvent de l’information sur les réseaux sociaux ? On se dit que ce n’est donc pas la peine de les informer ? Sauf que les informations qu’on trouve sur les réseaux sociaux, c’est souvent de fausses informations, ou des informations d’autres jeunes qui n’en savent pas plus non plus… Donc des mauvaises informations ! Ou des informations sur des sites pornographiques, où l’information n’est pas la vraie vie.

Je pense que chacun se renvoie la balle en se disant qu’ils sont assez informés comme ça, qu’ils ont accès à toute l’information avec les téléphones, les ordinateurs : s’ils veulent de l’information qu’ils cherchent par eux-mêmes, mais sans les aiguiller.

 Il me semble qu’il y a forcément un lien entre ces violences verbales, psychologiques et aussi physiques et le fait de mal se connaître, de mal nommer les parties de son propre corps, et le fait de subir des violences.

J’avais examiné une ado de treize-quatorze ans et elle venait pour agression sexuelle. J’explique comment va se dérouler l’examen, qu’on va regarder s’il y a une liaison sur l’hymen. La mère me regarde et elle me dit : « Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est la première fois que j’entends parler de ça ! » Je lui explique ce qu’est l’hymen, elle me regarde avec des yeux ronds comme si je venais d’une autre planète. Quand j’ai vu la réaction de la mère… Si beaucoup de parents sont comme ça, eux aussi peu ou pas informés de leur propre corps et des parties de leur corps, effectivement, ce n’est pas étonnant que les jeunes ne soient pas non plus informés, ne sachent pas nommer les parties de leur corps et comment ça fonctionne… Ce n’est pas étonnant !

Je sais qu’il y a des médecins qui se plaignent et disent : « Quand vous avez quelque chose ou quand vous faites des examens, n’allez pas voir sur internet, ça ne sert à rien ! Vous allez tomber sur des trucs qui vont vous affoler ! ». Et c’est vrai qu’on pourrait se dire que c’est une ressource de connaissances infinies !

 Mais c’est une ressource de connaissances quand on sait quoi chercher et quand on sait prendre du recul vis-à-vis des informations qu’on lit sur internet en se disant :

« ça m’a l’air vrai ; ça non c’est vraiment n’importe quoi ! ».

Et on n’arrive pas à prendre du recul vis-à-vis des choses car on est dans l’immédiateté. Les gens, les jeunes n’arrivent pas à prendre du recul vis-à-vis de ce qu’ils lisent ou ce qu’ils entendent sur les réseaux sociaux. Ils finissent par colporter ça de l’un à l’autre comme si c’était la vérité.

Je trouverais intéressant aussi d’avoir des formations là-dessus. Ne prenez pas pour argent comptant ce qu’on dit, et gardez un esprit critique sur certaines choses. Prenez du recul par rapport à ce que vous entendez ou ce que vous lisez !

Par rapport à votre activité, à ce que vous constatez, vous devez vous dire que c’est dommage que tel ou tel service ou telle ou telle structure n’existe pas.

Ici, je trouve qu’on est quand même bien dotés en différentes associations, en prises en charge. Quelques fois, il y a des situations où l’on a pas suffisamment de structures, où ce sont souvent des bénévoles qui s’en occupent et ils ne sont pas assez nombreux, avec des délais d’attente importants pour que des parents voient les enfants dans des structures médiatisées, par exemple. Ça, c’est plus des parents qui s’en plaignent.

Sur la prise en charge des violences, il y a quand même un bon maillage associatif, qui est important sur la région.

 Cela fait quelques années maintenant que la Maison des Femmes à Calais, créée en Seine-Saint-Denis par une médecin gynécologue, existe. Et est-ce que vous pensez que ça, ce sont des solutions ?

Cela fait partie des solutions dans des endroits où il n’y a pas beaucoup de d’associations. Je ne sais pas s’ils reçoivent beaucoup de monde à la Maison des Femmes, parce qu’il y a quand même déjà beaucoup de choses faites à Calais avec La Parenthèse accueil de jour, les assistants sociaux, les associations de juristes.

Ça peut être une bonne solution dans un endroit où il n’y a pas beaucoup de professionnels, pas de tissu associatif développé. Ça peut être un apport important, où les femmes pourraient trouver de l’information, des conseils, des prises en charge particulières.

Vous dites qu’ici, sur le territoire du Boulonnais, il y a un bon maillage de professionnels. Concrètement, la recommandation à faire à une personne – femme ou homme qui subit des violences -, c’est laquelle ?

En parler ! C’est important de ne pas garder ça pour soi : donc en parler, essayer d’aller voir les associations d’accueil de jour. S’il y a des blessures, des coups à constater, venir ici dans le service pour qu’on les constate. Quelquefois, ça peut paraître rédhibitoire de venir à l’hôpital. Dans ce cas, ça peut être aussi fait par un médecin généraliste qui peut, sur son dossier, noter toutes les lésions et ce que la personne rapporte.

 Ici, à l’unité médico judiciaire, vous recevez toute la journée ? Il y a un accueil du flux des personnes qui se présentent ?

C’est sur rendez-vous : ça permet de mieux organiser la prise en charge. On a aussi une psychologue à temps plein. Et on a Mme Manier, de l’association France Victimes 62, qui est juriste et qui intervient dans notre service une demi-journée par semaine.

Et puis, s’il y a une mise en danger, il faut conseiller de déposer plainte, essayer de voir avec la personne ce dont elle a besoin et ce qu’elle attend : est-ce que c’est un besoin d’une solution d’hébergement ? Est-ce qu’elle a besoin plutôt d’un accueil de jour ? De préparer un départ ou une procédure judiciaire ? D’être accompagnée ?

S’il y a besoin d’un examen médical, la personne peut venir ici. Le temps de la consultation permet d’essayer de déterminer les besoins de la personne, de voir avec elle comment on peut l’aider. C’est difficile de dire de manière générale ce qu’il faut faire. C’est plus adéquat de dire : « Vous me racontez que ce qui se passe à la maison, de quoi vous avez besoin, ce que que je peux faire pour vous », et de voir avec la personne, de manière individuelle et au cas par cas, comment on peut lui être utile.

Votre service ici a toute une procédure pour préserver la confidentialité.

Oui ! L’entretien est discret, puisque dans le bâtiment de l’hôpital mais on n’entre pas par la grande porte. On vient ici, c’est anonyme et c’est gratuit. Le serveur sur lequel sont stockés nos certificats médicaux, nos documents médicaux, nos archives, comme on travaille aussi avec la justice, personne d’autre ne peut y avoir accès, que ce soient les médecins de l’hôpital, les aides-soignantes, les infirmiers, le secrétariat ou les agents administratifs de l’hôpital. C’est vraiment anonymisé et complètement confidentiel.

C’est important de le dire et de le savoir, parce qu’on pense que c’est un frein, la peur que ça se sache…

Et puis de se dire : « Oui, mais si je vais à l’hôpital des gens vont pouvoir voir les dossiers, puis qu’ils sont informatisés, et n’importe qui dans l’hôpital peut aller regarder le dossier de quelqu’un d’autre ». Ça peut être un frein de se dire : « J’ai une voisine, j’ai une cousine, une sœur ou une belle-sœur qui travaille à l’hôpital, elle va aller regarder dans mon dossier ! ». Mais c’est impossible ! On est sur un serveur différent du reste de l’hôpital.

Je pense que même le fait de porter plainte peut être aussi quelque chose qui arrête les gens, qui peuvent se dire « On va me voir » ou « Je connais tel agent ».

Si vous connaissez des gens au commissariat, vous n’avez pas envie d’aller au commissariat. A ce moment-là, vous pouvez venir pour un rendez-vous avec la juriste, qui aide les gens à faire un courrier au procureur de la République. Donc ça ne passe pas par le commissariat, c’est un courrier adressé directement au procureur de la République.

Tout à l’heure, vous parliez de votre ancienne activité et vous disiez qu’aujourd’hui, c’était moins une fatigue physique, mais davantage une fatigue morale. Comment vous gérez ça ? Comment vous vivez ça au quotidien ?

Moi, je fais du sport. Je fais de course à pied, du vélo et ça permet de me vider la tête. Avant, je faisais du tennis, deux-trois fois par semaine. Le fait de taper dans la balle, ça évacuait tout le stress de la journée. Et, maintenant, la course à pied : c’est peut-être plus doux et ça permet aussi de se vider la tête, parce qu’on ne pense à rien. Je prends mon casque, je mets de la musique, et puis hop je vais courir. Ça me permet de m’évader et d’évacuer un peu toute cette tension.

Quelquefois, je peux raconter des situations qui m’ont marquée, mais je ne peux pas tout raconter non plus à ma famille. Quand je suis avec mon fils qui a vingt ans, je ne peux pas tout lui raconter. Quand je suis arrivée ici, il avait dix ans, je ne pouvais pas lui raconter que j’avais eu une petite fille qui avait été violée par son grand-père, son père, son frère. On ne veut pas raconter…

Mais comme on s’entend bien dans le service, ça permet de parler entre nous. Un peu comme aux urgences ou au SMUR, quand on avait des situations difficiles, on débriefait un peu entre nous. On allait s’asseoir pour boire un café puis on parlait. Ça permettait de libérer cette tension qu’on avait accumulée sur une situation difficile.

Ici, c’est pareil : on parle beaucoup entre nous pour partager un peu ce qu’on vit, puisque c’est vrai que c’est une spécialité où on est on est seuls. On reçoit les gens seuls dans notre bureau donc on peut pas partager comme dans un service hospitalier : on n’a pas d’infirmières et d’aides-soignants.

Et vous êtes confrontées à l’humanité dans ce qu’elle a de plus vil, de plus sombre. Ça doit parfois être dur de garder espoir ?

C’est vrai que c’est quelquefois difficile. On se dit : « Bah oui ça m’étonne pas ! Il n’y a pas de limite à la violence, à la maltraitance, à la perversité humaine ».  Mais quelquefois, il y a des situations plus heureuses qui nous font reprendre espoir en la société. C’est une spécialité où on a le reflet de la société et de la violence de la société.

Surtout que, les gens, vous ne les voyez qu’une fois !

On les voit une fois, oui ! Quelquefois, il y en a qu’on voit plusieurs fois, dans le cas des violences conjugales par exemple, notamment sans dépôt de plainte. J’ai déjà vu la même personne une, deux, trois fois… Et puis à la quatrième fois, je la vois et elle a déposé plainte. Mais en général on ne voit qu’une fois les gens.

Donc vous ne pouvez pas savoir si derrière, il va y avoir une reconstruction…

C’est un peu comme aux urgences : on voit les gens et après, ils vont dans les étages, ou ils rentrent chez eux et on ne sait pas ce qu’ils deviennent, on n’a plus de nouvelles. On ne peut pas dire si c’était le bon diagnostic ou si on a donné le bon traitement, si on ne s’est pas trompé, si on a bien fait les choses. Ça se rapproche un peu de la médecine d’urgence.

 La satisfaction doit venir, je pense, de l’importance du rôle que vous avez. C’est une mission qui est essentielle.

C’est important pour les gens qui sont victimes de violence ou d’accident : c’est leur affaire, c’est leur vie. Si, nous, on ne les prend pas en charge correctement, ensuite, le départ d’une action ou d’une procédure va être biaisé. Et quelquefois, on n’arrive pas à récupérer l’affaire.

C’est une spécialité de la médecine qui est peu connue…

… et pourtant je la trouve hyper enrichissante ! On a des gens qui viennent et qui ont vécu des choses difficiles et puis en discutant, en parlant, on arrive à faire sourire ou à faire rire, et les gens disent :

« C’est vrai que je suis là à pleurer mais c’est pas si grave que ça »
« Je n’ai pas été trop blessé(e) »,
Ou « C’est plus moral et pas du tout physique, donc ça va aller ».  

C’est le fait de les avoir fait parler, de les avoir écoutés, conseillés. Ils ressortent d’ici mieux et heureusement !

Vous êtes souvent la première personne à recevoir un récit de violence. Encore une fois, c’est un rôle qui est peu connu, en tout cas mal connu, et pourtant essentiel. Vous ne regrettez pas votre changement ?

Non, pas du tout ! Quand je suis arrivée ici, en venant des urgences, le fait de travailler ici, ça a changé mon regard sur les violences conjugales. Aux urgences, il faut aller vite, on n’a pas le temps de discuter avec les gens. Pour les personnes qui venaient pour violences conjugales, on faisait le certificat et puis la personne repartait. Et on les voyait revenir.

Elles sont extrêmement mal prises en charge parce qu’on n’a pas le temps : c’est le soir, souvent, c’est dans le flux de patients qui viennent pour des pathologies ou d’autres choses graves. Donc on n’a pas le temps d’écouter, d’avoir ce rôle de soignant, parce que c’est quand même ça qu’on nous demande.

En médecine légale, même si la personne a besoin d’une heure pour parler, pour être bien, ce temps-là, on le prend. Les consultations peuvent être décalées, les gens attendent. On essaie aussi d’accélérer et de rattraper le retard, mais on a le temps de prendre son temps, de faire parler les gens, de les écouter. Même si c’est une médecine de la violence, on revient au cœur du métier de soignant, cette empathie, cette écoute, ce conseil.

C’est ça aussi qui m’avait fait quitter les urgences ! On n’avait plus le temps et ce n’était plus Mme Untel ou M. Truc, c’était l’infarctus, l’AVC du box 3… On dépersonnalisait les gens. Ce ne sont plus que des pathologies, on n’a plus le temps ! Il faut toujours aller vite, parce que derrière, il y en a vingt ou trente autres qui attentent.

Les gens rouspètent parce qu’il faut attendre aux urgences. Ils ne comprennent pas qu’il y a l’examen médical, la biologie, il faut faire une radio. S’il faut un avis spécialisé, il faut attendre le spécialiste. Tout ça prend du temps.

Ici, même si c’est une médecine difficile et qui impacte psychologiquement et moralement, je me dis qu’on retourne au rôle de soignant, à prendre son temps, à écouter les gens et les conseiller, ce qui est finalement notre cœur d’activité.